CHAPITRE 4: Luke
Un mois plus
tard.
« Je veux sortir », déclarai-je
d'un ton pérempitoire. Cela faisait plus d'un mois que j'étais coincé dans ce
putain de lit d'hopital ; qui sait où pouvait être passée Tessa. Chaque jour
qui s'égrenait voyait la colère me dévorer, incapable de s'apaiser à cause de
l'absence d'informations sur sa recherche.
Le médecin tenta de me faire
réfléchir : « Monsieur Vasilyev, votre état de santé n'est pas encore... »
« Je m'en fiche. »
« Faites ce qu'il vous demande
», intervint mon père.
« Bien. Alors je vous fais une
prescription pour les médicaments que vous devrez prendre. Les analgésiques...
»
« Non, pas d'analgésique »,
décréta mon père avec sévérité.
« La blessure n'est pas encore
refermée et la douleur est encore vive. »
« La douleur rappellera à mon
flls l'erreur qu'il a commise en épousant cette femme ; ce sera un
avertissement pour le jour où il la reverra... afin de lui éviter une rechute
», expliqua Sergei.
« Pas de risque »,
répliquai-je. Je haïssais Tessa à un point tel que l'idée de la pardonner ou de
la ramener dans ma vie ne m'effleurait aucunement.
Quelques heures plus tard
j'étais déjà en voiture, en route vers la maison.
Craintivement, Denver
s'efforça de me prévenir : « Nous n'avons touché à rien. » Alors que mon père
voulait que je souffre, Denver était effrayé à l'idée de mon retour.
Cette maison que j'avais
partagée pendant une année avec ma femme.
Ce souvenir fut comme un coup
de poignard au cœur mais je demeurai froid et impassible. Je ne permettrai à
personne de me fragiliser ni de me rendre vulnérable. Encore moins celle qui
m'avait tiré dessus.
Arrivé à Corktown, je
descendis avec désinvolture de la voiture, malgré les signes avant-coureurs de
la douleur due à la blessure.
J'entrai dans la maison mais,
dès que l'odeur des lieux me titilla les narines, je me sentis à un pas de
l'abîme.
Je dus m'appuyer au mur pour
reprendre le contrôle de mon corps branlant et frissonnant, tandis que mon
esprit s'efforçait de se remémorer cette atmosphère où flottait un mélange
d'odeurs, allant du désodorisant aux fruits violets, le préféré de Tessa, jusqu'au
subtil parfum de gâteau et de chocolat, passion de Tessa, et enfin son propre
parfum à elle.
Je sentis que mes poumons se
serraient pour repousser cette invasion olfactive mais, en peu de temps,
j'étais à court d'oxygène et la douleur à la poitrine revint, plus forte et
plus violente que jamais.
J'avais juré à mon père que je
ne me bourrerais pas d'analgésiques ou de calmants mais, à ce moment précis,
j'aurais voulu me noyer dans n'importe quelle substance qui mît fin à ce
supplice.
« Ça va ? », s'inquiéta Evan.
Avec difficulté je parvins à
articuler : « Apporte-moi un scotch », tout en me dirigeant péniblement vers le
salon : là, le cadre posé sur le poste de télévision et les livres sur la table
basse devant le divan, couvert de coussins aux motifs fleuris, choquèrent mon
regard. Tessa avait passé des heures dans cette pièce et l'avait embellie comme
bon lui semblait.
Comment avais-je pu
l'autoriser à envahir ainsi mon espace vital et ma maison ?
Je l'aimais. Voilà
pourquoi.
Dans la cuisine, sur le plan
de travail étaient disposés les derniers ustensiles qu'elle avait achetés pour
se consacrer à ses essais de chocolatière. Je me remémorais notre dispute à
propos de sa décision de suivre un cours de création d'œuvres en chocolat. Le
cours devait avoir lieu à Chicago et elle aurait dû s'absenter pendant deux
mois. Devant mon refus catégorique, elle s’était fâchée et elle m'accusa de ne
pas lui faire confiance.
Pendant un bref instant je
revécus ce moment. C'était comme si quelqu'un m'avait planté un poignard dans
la poitrine. Je dus m'asseoir.
Je fermai les yeux pour
essayer de me calmer ; mais tout mon corps ne transmettait que des sensations
douloureuses.
Une douleur insupportable,
lancinante, viscérale et oppressante. Une fois encore, à chaque battement de
cœur, je percevais la balle en train de se loger dans ma poitrine.
Qui sait combien de temps je
restai ainsi, debout, haletant, torturé de douleur ; mais quand j'ouvris les
yeux je vis un verre de scotch déposé devant moi.
Je le pris. J'en avalai une
gorgée : l'alcool me brûla la gorge, ce qui remplaça momentanément la douleur à
la poitrine.
Calmement et avec difficulté,
je me levai pour monter à l'étage.
Je commençais à emprunter le
couloir qui menait à l'escalier quand ma tête se tourna vers la droite, par
automatisme, en direction des photos encadrées qui recouvraient tout ce pan de
mur.
Dès que mes yeux se posèrent
sur ceux de Tessa, habillée d'une robe de fine laine blanche, devant une
fenêtre ouverte sur la mer d'où l'on
apercevait le détroit de Gibraltar, je me sentis défaillir.
Ses yeux châtains reflétaient
le bonheur et me regardaient avec amour. Ses joues étaient écarlates ; elle
montrait fièrement l'alliance que je lui avais passée au doigt une heure
auparavant, durant la célébration de notre mariage. Sur cette photo, je paraissais
heureux et je lui souriais également.
Comment avais-je pu être aussi
naïf ?
Dans un élan de colère je
donnai un coup de poing au cadre : en tombant au sol, le verre se brisa en
mille morceaux, exactement comme mon cœur lorsque Tessa m'avait tiré dessus.
Je parcourus du regard les
autres photos me demandant si, à l'époque, Tessa avait déjà planifié mon
homicide.
Oui, probablement.
Le cœur brisé, tailladé par la
balle, je gravis les marches de l'escalier en flanquant tous les cadres par
terre.
La chose me fatigua plus que
prévu et, en arrivant dans la chambre à coucher, je dus m'asseoir pour
reprendre mon souffle.
Je n'allais pas bien et le
médecin avait eu raison de me conseiller de prolonger l'hospitalisation.
Il m'avait suffi de pénétrer
dans la maison pour comprendre que je n'étais pas prêt.
Franchir le seuil de la
chambre que j'avais partagée avec Tessa pendant plus d'une année ne fit
qu'augmenter ma souffrance.
Pendant un court instant,
l'image de nous deux en train de faire l'amour me traversa l'esprit.
Je lui avais tout donné : mon
corps, mon âme et mon cœur.
À présent Tessa m'avait
détruit, brisant tout mon être.
Je me sentais comme un morceau
de bois provenant d'un navire qui aurait chaviré au cours d'une tempête.
Rien n'aurait survécu du
naufrage, sauf ce bout de bois qui flottait en pleine mer, sans cap précis,
attendant le choc de la vague qui l'aurait encore brisé davantage avant de le précipiter
dans les abysses marins.
Je dus respirer profondément
pour me calmer et reprendre le contrôle de moi-même.
Sur le fauteuil à côté du lit
était encore posée la robe élégante que Tessa avait portée au cours du dîner
chez mon père en cette nuit fatidique.
Son coffret à bijoux était
posé sur la table de chevet.
Je l'ouvris.
Vide.
Ose vendre un seul des
bijoux que je t'ai offerts et je te retrouverai.
À chaque fois que je posais le
regard sur les objets de Tessa, cette trahison me brûlait avec une intensité
renouvelée ; je saisis le coffret avec rage que je lançai au mur.
Un élancement atroce parcourut
tout mon bras, atteignant mon cœur et la blessure à la poitrine.
Pour la énième fois depuis que
j'avais repris connaissance après le coup de feu, je fus submergé par la
douleur. Une douleur pas seulement physique mais bien plus profonde et
dévorante, capable d'éteindre toute parcelle d'humanité en moi.
Mes battements de cœur
augmentèrent, intensifiant souffrance et émotions.
Je me mis à hurler, incapable
de me contenir et de trouver la paix au fond du trou noir dans lequel j'avais
été précipité.
Je me levai avec peine,
cherchant des points d'appui pour atteindre la garde-robe.
Les couleurs chatoyantes et
délicates des vêtements de Tessa firent violence à mes yeux.
Avec rage je saisis chaque
vêtement, que j'arrachai de son cintre avant de le jeter à terre.
Mon cerveau criait, pleurait,
se lamentait, incapable d'affronter ce qui m'arrivait et d'articuler clairement
les questions qui me taraudaient, ce qui m'étouffait.
Comment as-tu osé me faire
ça ? Comment as-tu pu me trahir d'aussi vile façon ? Je t'aimais Tessa.
Je t'ai tout donné et toi... Toi tu m'as fait ça ! Pourquoi ? Parce que je t'ai
laissé me...
« ... me descendre ? » dis-je dans un souffle de voix, sans force, et je
m'effondrai au sol, le front recouvert de sueur. Je m'essuyai d'une main tremblante et je couvris
mes yeux pour effacer cette réalité que j'avais en face de moi.
Quand je sentis ma main
mouillée, je sursautai.
Je levai le regard vers le
grand miroir qui séparait nos armoires respectives, où je vis mon propre
reflet.
J'étais par terre, tremblant,
les habits froissés. L'élégant complet noir était trop grand à présent car
j'avais beaucoup maigri au cours du mois passé. En dessous, la chemise blanche
laissait entrevoir les bandages à la hauteur de la poitrine et une tache rouge
commençait à maculer le tissu.
Serait-ce mon cœur qui
saigne ?
Je caressai ma barbe hirsute
et je m'aperçus que j'étais méconnaissable avec ce visage creusé, ces yeux
cernés emplis de larmes, et ce regard dont émanait douleur et affliction comme
une personne en deuil.
J'étais en miettes.
De toute ma vie, jamais je
n'étais tombé aussi bas.
Être ébranlé par la brutalité
du monde était une chose à laquelle j'étais habitué ; mais maintenant, en face
de moi se tenait un homme détruit de fond en comble.
En prendre conscience me fit
sentir encore plus mal, ôtant l'étincelle d'énergie qui me restait.
« Luke ! » La voix de Denver
me parvint atténuée, sur un ton préoccupé, mais m'atteignit de manière claire
et directe.
Entendre des personnes se
préoccuper pour moi fut un nouveau coup au cœur.
Je n'avais jamais créé de
problèmes aux autres ; c'étaient les autres qui m'énervaient et m'inquiétaient.
« Emmène-moi loin d'ici. » Il
ouvrit grand les yeux en entendant mes paroles suppliantes. Pendant un bref
instant il resta interdit, me regardant, bouleversé ; mais il se reprit vite et
m'aida à me relever.
« Je t'emmène à la villa. »
J'acceptai, me sentant comme
un poids mort, tandis que je marchai soutenu par mon ami.
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