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Un mois plus
tard.
« Je veux sortir », déclarai-je
d'un ton pérempitoire. Cela faisait plus d'un mois que j'étais coincé dans ce
putain de lit d'hopital ; qui sait où pouvait être passée Tessa. Chaque jour
qui s'égrenait voyait la colère me dévorer, incapable de s'apaiser à cause de
l'absence d'informations sur sa recherche.
Le médecin tenta de me faire
réfléchir : « Monsieur Vasilyev, votre état de santé n'est pas encore... »
« Je m'en fiche. »
« Faites ce qu'il vous demande
», intervint mon père.
« Bien. Alors je vous fais une
prescription pour les médicaments que vous devrez prendre. Les analgésiques...
»
« Non, pas d'analgésique »,
décréta mon père avec sévérité.
« La blessure n'est pas encore
refermée et la douleur est encore vive. »
« La douleur rappellera à mon
flls l'erreur qu'il a commise en épousant cette femme ; ce sera un
avertissement pour le jour où il la reverra... afin de lui éviter une rechute
», expliqua Sergei.
« Pas de risque »,
répliquai-je. Je haïssais Tessa à un point tel que l'idée de la pardonner ou de
la ramener dans ma vie ne m'effleurait aucunement.
Quelques heures plus tard
j'étais déjà en voiture, en route vers la maison.
Craintivement, Denver
s'efforça de me prévenir : « Nous n'avons touché à rien. » Alors que mon père
voulait que je souffre, Denver était effrayé à l'idée de mon retour.
Cette maison que j'avais
partagée pendant une année avec ma femme.
Ce souvenir fut comme un coup
de poignard au cœur mais je demeurai froid et impassible. Je ne permettrai à
personne de me fragiliser ni de me rendre vulnérable. Encore moins celle qui
m'avait tiré dessus.
Arrivé à Corktown, je
descendis avec désinvolture de la voiture, malgré les signes avant-coureurs de
la douleur due à la blessure.
J'entrai dans la maison mais,
dès que l'odeur des lieux me titilla les narines, je me sentis à un pas de
l'abîme.
Je dus m'appuyer au mur pour
reprendre le contrôle de mon corps branlant et frissonnant, tandis que mon
esprit s'efforçait de se remémorer cette atmosphère où flottait un mélange
d'odeurs, allant du désodorisant aux fruits violets, le préféré de Tessa, jusqu'au
subtil parfum de gâteau et de chocolat, passion de Tessa, et enfin son propre
parfum à elle.
Je sentis que mes poumons se
serraient pour repousser cette invasion olfactive mais, en peu de temps,
j'étais à court d'oxygène et la douleur à la poitrine revint, plus forte et
plus violente que jamais.
J'avais juré à mon père que je
ne me bourrerais pas d'analgésiques ou de calmants mais, à ce moment précis,
j'aurais voulu me noyer dans n'importe quelle substance qui mît fin à ce
supplice.
« Ça va ? », s'inquiéta Evan.
Avec difficulté je parvins à
articuler : « Apporte-moi un scotch », tout en me dirigeant péniblement vers le
salon : là, le cadre posé sur le poste de télévision et les livres sur la table
basse devant le divan, couvert de coussins aux motifs fleuris, choquèrent mon
regard. Tessa avait passé des heures dans cette pièce et l'avait embellie comme
bon lui semblait.
Comment avais-je pu
l'autoriser à envahir ainsi mon espace vital et ma maison ?
Je l'aimais. Voilà
pourquoi.
Dans la cuisine, sur le plan
de travail étaient disposés les derniers ustensiles qu'elle avait achetés pour
se consacrer à ses essais de chocolatière. Je me remémorais notre dispute à
propos de sa décision de suivre un cours de création d'œuvres en chocolat. Le
cours devait avoir lieu à Chicago et elle aurait dû s'absenter pendant deux
mois. Devant mon refus catégorique, elle s’était fâchée et elle m'accusa de ne
pas lui faire confiance.
Pendant un bref instant je
revécus ce moment. C'était comme si quelqu'un m'avait planté un poignard dans
la poitrine. Je dus m'asseoir.
Je fermai les yeux pour
essayer de me calmer ; mais tout mon corps ne transmettait que des sensations
douloureuses.
Une douleur insupportable,
lancinante, viscérale et oppressante. Une fois encore, à chaque battement de
cœur, je percevais la balle en train de se loger dans ma poitrine.
Qui sait combien de temps je
restai ainsi, debout, haletant, torturé de douleur ; mais quand j'ouvris les
yeux je vis un verre de scotch déposé devant moi.
Je le pris. J'en avalai une
gorgée : l'alcool me brûla la gorge, ce qui remplaça momentanément la douleur à
la poitrine.
Calmement et avec difficulté,
je me levai pour monter à l'étage.
Je commençais à emprunter le
couloir qui menait à l'escalier quand ma tête se tourna vers la droite, par
automatisme, en direction des photos encadrées qui recouvraient tout ce pan de
mur.
Dès que mes yeux se posèrent
sur ceux de Tessa, habillée d'une robe de fine laine blanche, devant une
fenêtre ouverte sur la mer d'où l'on
apercevait le détroit de Gibraltar, je me sentis défaillir.
Ses yeux châtains reflétaient
le bonheur et me regardaient avec amour. Ses joues étaient écarlates ; elle
montrait fièrement l'alliance que je lui avais passée au doigt une heure
auparavant, durant la célébration de notre mariage. Sur cette photo, je paraissais
heureux et je lui souriais également.
Comment avais-je pu être aussi
naïf ?
Dans un élan de colère je
donnai un coup de poing au cadre : en tombant au sol, le verre se brisa en
mille morceaux, exactement comme mon cœur lorsque Tessa m'avait tiré dessus.
Je parcourus du regard les
autres photos me demandant si, à l'époque, Tessa avait déjà planifié mon
homicide.
Oui, probablement.
Le cœur brisé, tailladé par la
balle, je gravis les marches de l'escalier en flanquant tous les cadres par
terre.
La chose me fatigua plus que
prévu et, en arrivant dans la chambre à coucher, je dus m'asseoir pour
reprendre mon souffle.
Je n'allais pas bien et le
médecin avait eu raison de me conseiller de prolonger l'hospitalisation.
Il m'avait suffi de pénétrer
dans la maison pour comprendre que je n'étais pas prêt.
Franchir le seuil de la
chambre que j'avais partagée avec Tessa pendant plus d'une année ne fit
qu'augmenter ma souffrance.
Pendant un court instant,
l'image de nous deux en train de faire l'amour me traversa l'esprit.
Je lui avais tout donné : mon
corps, mon âme et mon cœur.
À présent Tessa m'avait
détruit, brisant tout mon être.
Je me sentais comme un morceau
de bois provenant d'un navire qui aurait chaviré au cours d'une tempête.
Rien n'aurait survécu du
naufrage, sauf ce bout de bois qui flottait en pleine mer, sans cap précis,
attendant le choc de la vague qui l'aurait encore brisé davantage avant de le précipiter
dans les abysses marins.
Je dus respirer profondément
pour me calmer et reprendre le contrôle de moi-même.
Sur le fauteuil à côté du lit
était encore posée la robe élégante que Tessa avait portée au cours du dîner
chez mon père en cette nuit fatidique.
Son coffret à bijoux était
posé sur la table de chevet.
Je l'ouvris.
Vide.
Ose vendre un seul des
bijoux que je t'ai offerts et je te retrouverai.
À chaque fois que je posais le
regard sur les objets de Tessa, cette trahison me brûlait avec une intensité
renouvelée ; je saisis le coffret avec rage que je lançai au mur.
Un élancement atroce parcourut
tout mon bras, atteignant mon cœur et la blessure à la poitrine.
Pour la énième fois depuis que
j'avais repris connaissance après le coup de feu, je fus submergé par la
douleur. Une douleur pas seulement physique mais bien plus profonde et
dévorante, capable d'éteindre toute parcelle d'humanité en moi.
Mes battements de cœur
augmentèrent, intensifiant souffrance et émotions.
Je me mis à hurler, incapable
de me contenir et de trouver la paix au fond du trou noir dans lequel j'avais
été précipité.
Je me levai avec peine,
cherchant des points d'appui pour atteindre la garde-robe.
Les couleurs chatoyantes et
délicates des vêtements de Tessa firent violence à mes yeux.
Avec rage je saisis chaque
vêtement, que j'arrachai de son cintre avant de le jeter à terre.
Mon cerveau criait, pleurait,
se lamentait, incapable d'affronter ce qui m'arrivait et d'articuler clairement
les questions qui me taraudaient, ce qui m'étouffait.
Comment as-tu osé me faire
ça ? Comment as-tu pu me trahir d'aussi vile façon ? Je t'aimais Tessa.
Je t'ai tout donné et toi... Toi tu m'as fait ça ! Pourquoi ? Parce que je t'ai
laissé me...
« ... me descendre ? » dis-je dans un souffle de voix, sans force, et je
m'effondrai au sol, le front recouvert de sueur. Je m'essuyai d'une main tremblante et je couvris
mes yeux pour effacer cette réalité que j'avais en face de moi.
Quand je sentis ma main
mouillée, je sursautai.
Je levai le regard vers le
grand miroir qui séparait nos armoires respectives, où je vis mon propre
reflet.
J'étais par terre, tremblant,
les habits froissés. L'élégant complet noir était trop grand à présent car
j'avais beaucoup maigri au cours du mois passé. En dessous, la chemise blanche
laissait entrevoir les bandages à la hauteur de la poitrine et une tache rouge
commençait à maculer le tissu.
Serait-ce mon cœur qui
saigne ?
Je caressai ma barbe hirsute
et je m'aperçus que j'étais méconnaissable avec ce visage creusé, ces yeux
cernés emplis de larmes, et ce regard dont émanait douleur et affliction comme
une personne en deuil.
J'étais en miettes.
De toute ma vie, jamais je
n'étais tombé aussi bas.
Être ébranlé par la brutalité
du monde était une chose à laquelle j'étais habitué ; mais maintenant, en face
de moi se tenait un homme détruit de fond en comble.
En prendre conscience me fit
sentir encore plus mal, ôtant l'étincelle d'énergie qui me restait.
« Luke ! » La voix de Denver
me parvint atténuée, sur un ton préoccupé, mais m'atteignit de manière claire
et directe.
Entendre des personnes se
préoccuper pour moi fut un nouveau coup au cœur.
Je n'avais jamais créé de
problèmes aux autres ; c'étaient les autres qui m'énervaient et m'inquiétaient.
« Emmène-moi loin d'ici. » Il
ouvrit grand les yeux en entendant mes paroles suppliantes. Pendant un bref
instant il resta interdit, me regardant, bouleversé ; mais il se reprit vite et
m'aida à me relever.
« Je t'emmène à la villa. »
J'acceptai, me sentant comme
un poids mort, tandis que je marchai soutenu par mon ami.
Au réveil, les muscles et tous
les membres de mon corps étaient sans forces.
Je me sentais comme une
coquille vide, un grumeau de souffrance qui haletait et se traînait péniblement
pour parvenir à respirer.
Avec difficuté je rouvris les
yeux et, pour la première fois, je vis Denver, mon meilleur ami et garde du
corps.
Malgré sa carrure imposante,
Denver était tellement recroquevillé sur lui-même, assis sur la chaise à côté
du lit, qu'il avait l'air d'un vieux bossu.
Dès qu'il s'aperçut de mon
réveil, il me regarda de ses yeux bleus, nimbés de tristesse.
« Je suis vraiment désolé »,
se hâta-t-il de dire, comme s'il avait un besoin impérieux de décharger d'un
poids sa conscience.
« Ce n'est pas ta faute. »
« Si au contraire. J'avais
Tessa entre les mains. J'aurais dû comprendre que c'était elle : elle
n'arrêtait pas de me supplier de ne laisser personne du clan t'approcher et de
te protéger d'Ivan, que je lui obéis sans me poser de question. Jamais je n'aurais
imaginé que ce fût elle la vraie coupable. Elle était si désemparée et effrayée
de ce qui t'était arrivé que je l'ai crue. Quand Ivan et ton père l’ont
agressée, en l'accusant, je l'ai protégée personnellement. C'est un miracle que
ton père ne m'ait pas descendu de ses propres mains pour ce que j'ai fait. »
« Tu ne pouvais pas savoir.
Denver, ce n'est pas ta faute et je ne suis pas fâché contre toi, mais je veux
que tu me rendes un service. Retrouve Tessa avant les autres. »
« Je ne peux pas. »
« C'est un ordre », m'écriai-je,
contrarié par sa réponse. Ce n'était pas son genre de ne pas m'obéir.
« Après ce que j'ai fait, ton
père m'a obligé à rester en dehors de cette affaire. Il craint que je fasse
disparaître les traces de Tessa. Il ne me fait toujours pas confiance. »
Je réitérai ma demande : «
J'ai besoin que tu la retrouves. »
« Avant de mourir, Ivan l'a
déjà fait. Il a identifié le taxi qui a pris Tessa en charge pour la conduire à
Toronto. Il a rapporté à ton père que le chauffeur de taxi avait été assassiné
et que les traces de Tessa s'évanouissaient à Toronto.»
« Tessa doit avoir utilisé sa
fausse identité. Dis-leur de rechercher une certaine Helena Dolmet. »
« C'est déjà fait. Rien. »
« Interroge l'amie policière
de Tessa, Sheyla Carridge. »
« Pendant la fuite de Tessa,
elle était avec nous et elle a juré à ses collègues de n'être pour rien dans
cette histoire. Ivan a dit qu'elle a collaboré à l'enquête et qu'elle ne sait
rien. »
Ce jour-là je n'eus aucune
visite et, lentement, je pus de nouveau émerger de la torpeur et de cette
douleur qui ne me donnait pas de trêve, que je respire ou que mon cœur batte.
C'était comme si la trahison
de Tessa s'était gravée au fer rouge dans mon cœur, ce que me rappelait chaque
battement.
C'était une torture sans fin.
À plusieurs reprises, je
tentai de secouer mon cerveau et mes souvenirs ; mais je ne me rappelais de
pratiquement rien.
« Je ne me rappelle pas. » fut
la seule réponse que je pus fournir à un policier venu me rendre visite dès
qu'il fut informé de l'amélioration de mon état.
Mon père était également
présent et ne dit rien au cours de l'entretien.
Son regard noir et
impénétrable était devenu semblable à du granit tandis qu'il écoutait mes
réponses aux mille et une questions du policier.
« Votre femme nous a déclaré
qu'un homme s'était introduit à votre domicile. Vous étiez dans la salle de
bain. Puis vous êtes revenu dans la chambre et vous avez surpris l'intrus qui
vous a tiré dessus avec votre arme. Vous en rappelez-vous ? », me demanda le
policier pour la enième fois.
Je dus réprimer un mouvement
de colère pour ne pas crier. Entendre les gens mentionner Tessa comme ma femme,
tout en repensant aux mensonges dont elle m'avait abreuvé pour s'en sortir, ne
faisaient qu'accélérer ma respiration et mon rythme cardiaque, précisément à
l'endroit où Tessa avait logé une balle.
Chaque minute de mon existence
était rythmée par le souvenir insoutenable de sa trahison et de ma faiblesse.
« Votre femme a disparu.
Avez-vous une idée d'où elle se trouve ? »
Loin de moi. Loin de ma
vengeance folle qui, bientôt, s'abattra sur elle.
« Non. »
« Croyez-vous que votre femme
puisse être en danger ? Ou de mèche avec celui qui vous a presque tué ? »
« Je n'en sais rien. »
À la fin, lassé de mes
réponses laconiques et évasives, le policier s'en alla.
Restés seuls, mon père
s'approcha calmement de moi.
« Je n'ai qu'une seule
question à te poser et évite de me mentir comme tu viens de faire avec le
policier. » Le calme glacial qui emanait de la voix de mon père aurait donné la
chair de poule à quiconque, sauf à moi. « C'est Tessa Rivera qui t'a tiré dessus
? »
Entendre ces mots fut un
attentat contre ma santé mentale mais je m'efforçai de rester immobile, même si
j'aurais voulu tout fracasser dans la pièce.
« Oui », répondis-je d'une
voix atone.
« Je le savais. Je t'avais
prévenu de ne pas l'épouser. Les coïncidences n'existent pas dans notre univers
; maintenant j'espère que tu en tireras la leçon. »
Je me tus. Il était déjà
difficile de maîtriser la douleur cuisante qui me creusait la poitrine et
déchirait mon âme.
« Je lui ferai regretter
d'être née. Quand je lui mettrai la main dessus... », s'écria mon père en proie
à une rage folle.
Je me surpris à dire : « Je
croyais qu'elle était avec toi. » Je n'avais plus été en mesure de parler à mon
père mais j'étais convaincu que, après ce qui m'était arrivé, il la détînt
quelque part.
« Elle s'est enfuie, Lukyan »,
me répondit-il d'une voix chargée de culpabilité, ce qui me retourna l'estomac.
Tessa avait disparu ! « Mais nous la retrouverons et... »
« Non, c'est moi qui la
retrouverai », décrétai-je, maîtrisant pour la première fois cette douleur à la
poitrine, là où la balle m'avait touché. Désormais, la vengeance sera mon
unique bouée de sauvetage.
« Lukyan, tu es alité et tu
n'es même pas en mesure de te lever. Tu ne le sais pas, mais l'attentat dont tu
as été la victime n'est pas le seul moment pénible que j'ai vécu cette semaine.
»
« Qu'est-il arrivé d'autre ? »
« Ivan est mort. »
« Quoi ?! »
« Te souviens-tu de cette
attaque du chargement des Rivera à Wyandotte qu'Ivan projetait ? »
« Oui, dans trois jours
n'est-ce pas ? Comme je l'ai déjà dit, c'est une très mauvaise idée. »
Mon père me regarda,
désorienté et bouleversé.
Il s'approcha craintivement. «
L’attaque a eu lieu il y a quatre jours. Tu es resté dans le coma pendant sept
jours et... »
Ce fut à mon tour d'être
abasourdi. Pendant tout ce temps j'avais séjourné dans un lit d'hopital ; à
l'heure qu'il était, Tessa pouvait être bien loin.
Je repensai brièvement à cette
conversation pendant le dîner chez mon père et aux piques dirigées par mon
cousin contre elle.
J'avais pu éteindre la dispute
à ses débuts ; mais ensuite, sur le chemin du retour, il s'était passé quelque
chose...
Mes souvenirs étaient flous et
imprécis mais l’image de Tessa qui se fâchait commença à prendre forme dans mon
cerveau.
« Tu as fait une erreur en
m'épousant. » La voix de Tessa résonnait clairement dans ma tête.
Tout à coup, une violente
migraine me déconnecta de ces souvenirs ; mais la colère et l’inquiétude que
j'avais éprouvées ce soir-là m'envahirent jusqu'à la moëlle des os.
Tessa semblait regretter de
m'avoir épousé et nous étions en train de nous disputer. Je pouvais encore
ressentir le goût âcre et brûlant de la peur que j'avais éprouvée à la pensée
qu'elle pût vraiment me quitter.
Pourquoi ? Pour quelle raison
Tessa semblait-elle regretter et être effrayée de notre mariage ?
Je ne m'en souvenais pas.
« Ivan. » fut la seule chose
dont je me rappelai. « Tessa croyait qu'Ivan voulait me faire du mal. »
« Des conneries ! Elle t'a
raconté tout un tas de salades pour dissimuler ce qu'elle était en train de
mijoter : à savoir te descendre. Heureusement qu'elle n'a pas une visée
exceptionnelle, autrement tu ne serais plus de ce monde. »
J'aurais voulu répliquer que
Tessa avait une visée de tireur d'élite mais une nouvelle vague de terreur
s'infiltra dans mon corps, s'insinuant le long de ma colonne vertébrale.
Tessa, pourquoi m'as-tu
laissé en vie ?
Je hurlai de douleur,
incapable de faire la distinction entre la souffrance physique et celle au fond
de mon cœur. La pensée que Tessa m'ait sciemment laissé en vie, consciente de
me précipiter en enfer, était pire que la pire des morts qu'on pût souhaiter à
son ennemi mortel.
Je priai pour que Tessa ait
vraiment raté sa cible, autrement je ne saurais jamais comment reprendre à
vivre.
Je me tordis de douleur, je
haletais, et mon père appela une infirmière qui m'administra à l'instant-même
un sédatif tellement puissant qu'il m'obscurcit l'esprit et le corps.
Aucune faiblesse n'est permise dans mon univers.
Rien n'avait jamais ébréché ma cuirasse ni mes ténèbres avant qu'elle n'arrive.
Tessa Rivera, la fille de l'ennemi-juré de ma famille.
J'aurais dû la réduire à néant et la renvoyer à son père. Et, au contraire, j'ai fini par tomber amoureux d'elle.
Un amour fou, intense, capable de me faire oublier qui j'étais et tout ce que je représentais.
Avec sa pureté elle avait illuminé mon âme ténébreuse et je l'avais accueillie et protégée, jusqu'à me donner tout à elle.
Cela ne m'était jamais arrivé ; mais je la croyais différente et je m'étais laissé entraîner par elle.
Je n'aurais jamais imaginé que je commettais une erreur impardonnable mais la balle qui me transperça la poitrine, à quelques centimètres du cœur, en est la preuve.
Tessa m'avait tiré dessus et puis s'était enfuie.
J'ai lutté, entre la vie et le mort, et j'ai vaincu.
À présent je pars à la recherche de ma femme à laquelle je ferai chèrement payer tous ses mensonges et les instants passés à mes côtés.
Je t'aime, Luke.
La voix de Tessa retentit
comme un écho à mes oreilles, mais mes sens étaient embrumés.
Je ne parvenais pas à faire la
distinction entre la réalité et ce qui n'était que le fruit de mon imagination.
J'avais l'impression d'être un
papillon en train de sortir du cocon, avec les ailes froissées, les pattes
incertaines et les sens peu réactifs.
Que m'arrive-t-il ?
Avec difficulté, j'essayai
d'ouvrir les yeux. Mes paupières semblaient collées et la lumière de la pièce
provoqua des élancements de douleur qui se propagèrent jusqu'à mon cerveau.
J'essayai de me concentrer sur
l'ouïe. Je percevais du bruit et de l'animation autour de moi mais j'avais
l'impression d'avoir du coton dans les oreilles. Tous les sons me parvenaient
étouffés. À grand-peine entendais-je quelqu'un m'appeler, sans pouvoir
reconnaître la voix.
Tessa, où es-tu ?
Je m'efforçai d'ouvrir la
bouche.
Sur mon visage, Je sentis
qu'un appareil m'immobilisait les joues.
Je tentai de parler mais seul
un faible gémissement sortit de ma gorge. Cet effort provoqua un nouvel
élancement et une telle fatigue que je me rendormis presque aussitôt.
À mon second réveil, je me
sentis plus fort et j'essayai de remuer une main. Des aiguilles en enfilade me
transpercèrent le bras et la poitrine mais je tins bon.
J'essayai d'inspirer à fond
mais, à peine soulevai-je la poitrine qu'une douleur sourde et féroce rayonna
dans tout mon corps. Si j'avais eu la force nécessaire j'aurais hurlé, mais je
me limitai à rester en apnée pendant quelques secondes. Puis je laissai l'air
refluer lentement de mes poumons.
Que diable m'est-il arrivé
?
Je ne me souvenais de rien.
Effrayé et épuisé, j'essayai
de nouveau de focaliser ma vue sur l'environnement immédiat.
Je tournai la tête et je vis
mon père.
« Lukyan, ne t'agite pas.
Calme-toi. Tout ira bien à présent », murmura-t-il d'une voix grave et lasse.
Je regardai dans sa direction et, après un certain temps, je parvins à le voir.
De profondes rides striaient son visage, comme s'il avait dû traverser l'enfer
à pied et combattre avec le diable en personne. Son regard était soucieux. Il
avait pris un terrible coup de vieux.
Je me retournai et je vis
Denver. Il était loin du lit mais je pouvais percevoir l'expression du
désespoir et sa douleur, tandis qu'il me regardait d'un air bouleversé.
Comme un éclair dans un ciel
serein, le souvenir de Tessa émergea des plis de ma mémoire.
Tessa... Où est ma femme ?
J'essayai de parler, peine perdue.
Je me démenai sous le masque à
oxygène mais, en essayant de lever le bras pour l'ôter, un nouvel élancement de
douleur me parcourut jusqu'à l'extrémité des membres.
Je m'agitai.
Mon père comprit probablement
mon état d'esprit et essaya d'abaisser le masque.
Avec fatigue, je parvins à
articuler : « Tessa », tandis qu'un vide immense se créait dans ma poitrine,
engloutissant mon âme. Que m'arrivait-il ? Je n'arrivais pas à comprendre. Je
savais seulement que quelque chose était perdu pour toujours. Quelque chose qui
remplissait l'emplacement qui était au fond de mon cœur. Tout à coup, saisi de
panique, mon rythme cardiaque s'accéléra. La souffrance qui en découla paralysa
mon corps.
Je regardai mon père pour le
supplier de m'aider mais,dans ses yeux, je ne lus que de la haine.
Il replaça le masque sur mon
visage avant de s'éloigner, comme s'il ne pouvait pas rester une seconde de
plus à côté de moi.
Je fermai les yeux pour
contenir cette douleur qui me tuait à petit feu.
Heureusement, des médecins
accoururent et, en peu de temps, ils réglèrent le dosage de la perfusion ce qui
apaisa aussitôt mes souffrances.
Pendant quelques temps je me
sentis léger et libéré de tout souci.
J'émergeai de cet océan de
souffrances qui me brouillait l'esprit et, finalement, les souvenirs et les
pensées redevinrent lucides.
Tessa. Elle était le seul
repère sur lequel me concentrer.
Tout d'un coup je la revis
dans notre chambre, face à moi et pointant le pistolet dans ma direction.
« Nos chemins se séparent ici.
Toi et moi ne pouvons pas rester ensemble. » La voix de ma femme me traversa
l'esprit et puis... Un coup de feu !
Un seul coup tiré à bout
portant dans ma direction.
L'espace d'un instant je
revécus les sensations que j'avais éprouvées alors : douleur, rage, choc,
déception...
Tessa m'avait tiré dessus.
Finalement cette douleur à la
poitrine eut une signification.
Je sentis mon âme noire damnée
revenir avec force à la surface mais, avant de reprendre la main, les
analgésiques m'obscurcirent l'esprit de nouveau, me précipitant dans un sommeil
profond et sans rêves ; mais pendant ce sommeil, mon obscurité se reconstitua
et emprisonna ce vide qui me dévorait l'âme.
Ce vide laissé par ma femme à
l'instant-même où elle m'avait trahi et trompé, me faisant croire qu'elle
m'aimait.
Quand je me réveillai, ce
reste d'amour pour elle avait été phagocyté par la colère.
Tessa, tu paieras par ta
vie tout ce que tu m'as fait.
“Avec ça nous briserons pour toujours les
chaînes qui te lient aux Rivera et justice sera faite, mon amour”, s'exclama
Matthew, me prenant des mains la clé USB sur laquelle j'avais copié certains
fichiers de l'ordinateur personnel de mon père.
“Est‑ce qu’il finira en prison ?”,
demandai‑je avec une pointe d’anxiété. Ma crainte n'était pas que mon père soit
arrêté mais, au contraire, qu'il s'en tire, comme toujours.
“Avec ces documents, aucun avocat ne pourra
le défendre. Ce sera un rude coup pour la criminalité organisée.”
J'avais envie de lui demander s'il en était
vraiment sûr. À Détroit, trois clans mafieux se disputaient le territoire : les
Portoricains Rivera, les Chinois Chen et les Russes Vasilyev.
Dans une guerre sans merci qui durait
depuis des décennies, les affrontements entre les trois familles étaient à
l'ordre du jour.
Une guerre que je souhaitais voir se
terminer mais, qu’en principe, je devrais poursuivre en tant qu'unique
héritière de Giorgio Rivera, mon père, le chef du clan.
Mon avenir était déjà tout tracé et j'avais
beau essayer de raisonner mon père, il n'y avait aucun moyen de changer cette
situation.
J'avais failli abandonner, écrasée par la
violence que je subissais à chaque fois que je tentais de m’opposer à lui,
jusqu'au jour où je rencontrai Matthew.
Une rencontre qui m'avait valu des coups
plus violents qu’à l’ordinaire. En ce moment, la marque violette de la ceinture
de cuir avec laquelle mon père m'avait frappée se détachait sur mon bras après
qu’il eût découvert que j'étais tombée amoureuse de Matthew, un policier de la Drug
Enforcement Administration.
“Je veux simplement que tout ça se termine
et que nous puissions vivre ensemble pour toujours. Je t'aime, Matthew”,
murmurai‑je en me perdant dans son étreinte chaleureuse.
“Je suis sûr que dans quelques mois, tout
sera fini.”
“Tu me le promets ?”
“Je ferais n'importe quoi pour toi, Tessa.
Je t'aime.”
Nous nous regardâmes. Ses beaux yeux bleus
brillaient sous le soleil et mon cœur se mit à battre de bonheur.
Même si nous étions ensemble depuis moins
d'un an, je sentais que je l'aimais vraiment.
C'était le seul homme aux côtés duquel je
me voyais et avec lequel j’aurais des enfants.
Comme s'il lisait dans mes pensées, il me
sourit amoureusement et m'embrassa avec fougue.
Un baiser qui marquerait bientôt la fin de
notre histoire d’amour.
Un an plus tard.
“Ce soir, je veux que tu restes collée à
Fred Strenghton, me suis‑je bien fait comprendre ?”
“Oui papa”, soupirai‑je avec irritation, ce
qui me valut un autre regard meurtrier.
“Je veux que tu l'épouses, compris ?”
“Je veux me marier aussi mais tu as fait
descendre l'homme que j'aimais, t’en souviens‑tu ?”, répliquai‑je avec
haine.
Pas moyen de s'échapper de la limousine qui
nous emmenait au gala de bienfaisance organisé par le nouveau maire de Détroit.
Aussitôt, une gifle s'abattit sans pitié sur ma joue gauche.
“Tu devrais me remercier, petite garce. Ce
flic voulait juste se servir de toi pour nous mettre dans le pétrin.”
J'aurais voulu réagir et l'insulter mais la
douleur fulgurante sur mon visage bloqua toute tentative de rébellion.
Je serrai la pochette de soie bleue
assortie à ma robe de soirée. Elle contenait tout ce que j'avais pu rassembler
au cours des dix derniers mois, depuis la mort de Matthew.
“Giorgio, s'il te plaît... Pas le visage”,
murmura ma mère en remarquant la marque rouge sur ma peau.
Je ne la regardai même pas tant je la
méprisais. C'était une femme passive qui se cachait derrière son mari et
fermait les yeux sur l'injustice afin de maintenir le train de vie auquel elle
s'était vite habituée et qu'elle chérissait plus que tout au monde. Je n'étais
que la cause de ce mariage réparateur qui lui avait permis de rejoindre le clan
Rivera. Elle ne s'était jamais intéressée à moi en tant que fille et paraissait
supporter ma présence à grand‑peine.
Je ne lui parlais pratiquement plus depuis
des années car j'avais compris que, si j'avais besoin d'aide, elle était la
dernière personne sur qui compter.
J'étais seule, désespérément seule. Et
cette nuit, je prendrais la liberté à laquelle j’avais droit, celle que Matthew
avait essayé de me donner avant de mourir.
“Wilma, dis‑lui quelque chose !”
s'emporta mon père contre sa femme, remarquant mon indifférence à son geste.
“Que veux‑tu que je lui dise ? Je n'ai
même pas réussi à la convaincre de s'habiller avec modération. Elle a presque
vingt‑cinq ans et ne fait toujours pas la différence entre l'élégance et la
ringardise. Tessa, je ne vois vraiment pas pourquoi tu avais besoin de porter
tous ces bracelets. Un seul aurait amplement suffi !”
“Maman, ne m'as‑tu pas toujours dit que les
diamants étaient les meilleurs amis d’une femme ?”, lui répondis‑je avec
un semblant d'adoration, caressant ces bijoux autour de mes bras.
“Bien sûr, ma chérie”, répondit‑elle, mal à
l'aise. "Mais voilà, tu n'as jamais montré aucun intérêt pour les bijoux
alors que ces derniers temps tu nous as fait dépenser une fortune chez
Cartier.”
“Je suis amoureuse de ce magasin. Je
n'avais jamais réalisé à quel point leurs bijoux étaient beaux. D'ailleurs, la
vendeuse dit qu'ils me mettent en valeur”, soupirai‑je, extatique, caressant
les deux colliers d'or et de saphir que je portais autour du cou, assortis aux
trois bagues qui se détachaient sur les doigts de ma main droite. Sans parler
des cinq autres bagues, encore plus chères, dissimulées dans ma pochette.
“Il n'y a rien de mal à dépenser de
l'argent pour des diamants. C'est une femme et je suis convaincu que tu ne
déplairas pas à Fred Strenghton”, intervint mon père pour interrompre cette
conversation. “Cependant, modère‑toi Tessa ou tu vas me mettre sur la paille.”
“Oui papa”, répondis‑je, feignant le
déplaisir, tout en continuant à caresser ces pierres précieuses qui me
permettraient bientôt d'obtenir ce que je voulais.
Quelques minutes plus tard, la voiture
s'engagea sur le boulevard Washington avant de s'arrêter devant le Windsor’s
Hotel où un gala de bienfaisance avait été organisé pour la construction
d'un nouvel hôpital à Haïti. En réalité, il s'agissait d'une réunion masquée où
les puissants se rencontraient pour décider du sort de la ville.
J'étais écœurée par tous ces faux‑semblants.
J'avais l'impression d'être devant un feu de joie d'hypocrisie où tous les
mafieux des clans Rivera, Vasilyev et Chen se rencontraient dans le même lieu,
faisant semblant de s'entendre devant les caméras des journalistes qui
assiégeaient l'entrée de l'hôtel.
Lorsque le chauffeur vint nous ouvrir la
porte, je crispai les muscles de mon visage afin d’afficher un sourire à trente‑deux
dents, si forcé que deux fossettes se formèrent au niveau de mes joues.
C'était mon sourire de circonstance, aussi
faux que ce monde de paillettes derrière lequel se cachaient corruption,
meurtres, trafic de drogue à un niveau si élevé qu'il avait touché
Matthew : il avait fait confiance à la mauvaise personne dans son service
lorsqu'il avait dénoncé mon père et apporté les preuves qui l’accablaient.
En m’efforçant de ne pas trébucher sur ma
longue robe, je sortis de la voiture pour me diriger vers l'entrée avec mes
parents.
Serrée dans mon manteau doublé de fourrure
d'hermine blanche, j’emboîtai le pas à mon père sans prêter attention aux
journalistes.
Nous montrâmes nos invitations avant de
nous diriger vers le vestiaire où la préposée prit nos manteaux.
Je gardai la pochette avec moi ; je
respirai un grand coup en pénétrant dans la salle que j'avais longuement
étudiée au cours du mois précédent, depuis que ma famille avait reçu une
invitation pour assister à ce gala.
Je savais que ma mère ne me quitterait pas
des yeux et que mon père ne me laisserait pas partir seule, mais j'avais tout
calculé avec soin.
J'essayai de calmer mon angoisse. Si
quelque chose devait mal tourner, je n’en sortirais probablement pas vivante.
Je pris une coupe de champagne avant de
suivre fidèlement ma mère qui avait rapidement trouvé quelqu'un avec qui
bavarder. Je ne prêtai aucune attention à la conversation mais mon sourire
restait figé, apaisant mes parents.
Il avait fallu six mois pour que je puisse
à nouveau assister à ces événements mondains après ce qui s'était passé avec
Matthew.
La laisse autour de mon cou s’était
resserrée, au point de m’empêcher de respirer, mais j'avais survécu et trouvé
une nouvelle raison de vivre : être libre. Pour de bon cette fois.
J'avalai une petite gorgée de champagne. Il
était impératif que je demeure sobre et lucide. Et puis, je ne pouvais pas
risquer de me faire mal à l'estomac puisque je n'avais pas emporté mes
médicaments.
“Tessa, quel plaisir de te voir !” La
voix de Fred Strenghton me perça les oreilles. Je détestais cet homme et encore
plus mon père qui voulait me donner à lui en échange de certaines faveurs.
Je me retournai en faisant semblant d’être
ravie de le voir.
Avec quelque difficulté, mon sourire
s’élargit à la limite de l’étirement excessif des muscles faciaux.
“Fred !” m’écriai‑je d’une voix
enjouée, m’approchant pour lui faire la bise. Il en profita pour me serrer dans
ses bras et je le laissai faire. J'avais besoin de cet homme pour m'éloigner de
ma mère.
“Tu es ravissante !”
“Tu n'es pas mal non plus avec...”,
m’apprêtais‑je à dire, mais je ne pus finir ma phrase. Fred n'était pas un
homme désagréable, bien qu’il fût beaucoup plus grand que moi. Il avait près de
quarante ans, d'épais cheveux bruns légèrement grisonnants sur les tempes et des yeux verts qui se détachaient
au milieu de son visage barbu, enfin sa carrière politique était en pleine
ascension. Même ses manières n'étaient jamais répréhensibles ni agaçantes.
Cependant, il était si visqueux et condescendant avec mon père qu’il
m’écœurait. “Avec n'importe quoi”, conclus‑je avec un soupir d'amoureuse.
Fred rougit et j'en profitai pour me
détacher de ma mère en m'agrippant à son bras.
“Je n'aime pas être ici. Je ne connais
personne, sais‑tu ?”, lui murmurai‑je à l’oreille.
“Si tu veux, je vais te présenter du
monde.”
“Volontiers.”
“Madame Rivera, puis‑je enlever votre fille
pendant quelques minutes ?” demanda Fred à ma mère qui m’observait avec
circonspection. Elle ne savait jamais avec moi si elle pouvait me faire
confiance mais elle n'avait pas le courage de me refuser à l'homme qui avait le
pouvoir de bloquer les nouvelles constructions dans Greektown.
“Bien sûr cher ami.”
Dissimulant un soupir de soulagement, je
serrai le bras de mon nouveau cavalier, le laissant me piloter dans l'immense
hall où il me présenta à de nombreuses personnes.
Nous passâmes près d'une heure à bavarder
avec les invités. On allait bientôt nous faire asseoir pour écouter le discours
du nouveau maire ; je devais me hâter.
Lorsque je vis un homme obèse s'approcher
pour s’entretenir avec quelqu'un derrière moi, je saisis la balle au bond.
Sans me faire remarquer, je me détachai de
Fred et m’approchai nonchalamment de l'homme.
Je serrai ma coupe de champagne, la tenant
devant moi, légèrement à gauche.
À quelques centimètres de l’homme, je
sursautai, comme si je réalisais que j'allais heurter quelqu'un. Je m’écartai
vers la droite, pas suffisamment toutefois et nos bras se heurtèrent. D'un
geste fulgurant je glissai la coupe entre nous deux et le champagne se renversa
sur mon bras gauche dénudé et sur la manche droite de sa veste élégante. Le
reste finit par terre.
Je me confondis en excuses : “Oh mon
Dieu ! Je ne sais pas comment m'excuser ! Je suis vraiment
navrée...”, tandis que l'homme essayait de comprendre ce qui venait d’arriver.
“Ce n'est rien... rien que le teinturier ne
puisse nettoyer.”
“Tessa, tu vas bien ?”, intervint
rapidement Fred, passant son bras autour de ma taille.
“Il s’est produit un désastre. Le champagne
s'est renversé sur moi”, expliquai‑je désolée, lui montrant mon bras mouillé.
“S'il te plaît, accompagne‑moi. J'ai besoin de faire un brin de toilette.”
“Certainement.”
En bon gentleman, il m'accompagna aux
toilettes et m'attendit derrière la porte.
Je passai mon bras sous l'eau courante et
m’essuyai soigneusement.
Je regardai mon visage dans le miroir.
J'étais très tendue.
“Tessa, tu t'en sors bien. Cela fait
presque un an que tu prépares ce moment. Tu ne peux pas échouer”, dis‑je,
m’adressant à mon reflet.
Je sortis calmement et je vis que Fred
m’attendait toujours.
Il fallait absolument que je me débarrasse
de lui.
“Fred, s'il te plaît, peux‑tu demander au
serveur quelque chose pour faire partir le champagne ? Le vin a taché mon
corset. Je ne voudrais pas devoir quitter la fête plus tôt que prévu à cause
d'une tache.”
Je savais que lui aussi ne souhaitait pas
me voir quitter le gala le jour où je me montrais si complaisante et si
disponible à son égard.
Il répondit avec empressement : “Je
m’en occupe”, et héla un serveur qui portait un plateau chargé de petits fours
au caviar.
Je profitai de cet instant de distraction
pour quitter les toilettes et me précipiter en direction des cuisines.
Je parcourus tout le couloir en essayant de
marcher sur la pointe des chaussures pour ne pas faire claquer les talons.
Je tournai l’angle. Je regardai derrière
moi. Fred était occupé avec un autre invité et n'avait pas remarqué ma
disparition.
Je poursuivis ma course. Me remémorant le
plan de l'hôtel, je tournai à droite deux fois encore pour aboutir dans les
cuisines. Il y avait beaucoup d'animation. Les cuisiniers étaient occupés. On
voulut me faire sortir.
“Je dois sortir par l'arrière”, dis‑je
d'une voix péremptoire qui n'admettait pas de réplique.
Un serveur m'indiqua une porte au fond des
cuisines.
J’allais sortir lorsque je me rappelai du
téléphone portable dans ma pochette.
Je le pris et le jetai immédiatement dans
la première poubelle venue.
Avec ce geste je venais de dire adieu à
toute possibilité de revenir sur mes pas ou solliciter une aide quelconque.
À présent j'étais vraiment seule.
Terriblement seule, mais aussi heureusement
introuvable.
Je franchis la porte et l’air frais de
l’automne me fit frissonner.
J'aurais aimé avoir mon manteau sur le dos
mais retourner au vestiaire aurait été trop risqué.
J’étudiai les environs : je me
trouvais dans une allée à l'est du bâtiment.
Je courus jusqu'au boulevard Washington.
Sur ma droite, quelques paparazzis
faisaient le pied de grue devant l'entrée de l'hôtel et personne ne fit
attention à moi.
Tout en m’efforçant de paraître calme, je
ralentis puis me dirigeai vers la gauche.
Je marchais lentement, discrètement, mais
suffisamment vite pour m'éloigner de l'hôtel, où Fred se rendrait bientôt
compte de ma disparition et préviendrait mon père.
Sans téléphone portable je ne pouvais pas
appeler un taxi ou un uber.
J'aurais dû y penser avant de jeter mon
téléphone mais j'avais trop peur que mon père ne le récupère et parvienne à
suivre mes mouvements.
L'objectif était de ne pas lui permettre de
comprendre mes prochains déplacements.
Avec une angoisse croissante je me rendis
compte qu'aucune voiture jaune ne croisait dans les parages.
Comment se faisait‑il qu'il n'y eût aucun taxi
à proximité ? C'était absurde !
Je marchais à pas rapides sur le trottoir,
anxieuse, cherchant désespérément un de ces fichus taxis, quand je vis une
Ferrari SF90 Stradale, noir mat, se garer à deux cents mètres de moi.
Je ralentis l’allure tandis que mon esprit
courait à cent à l’heure pour trouver une solution.
Lorsque j'aperçus le propriétaire sortir de
sa voiture, j'eus un sursaut d’effroi.
C'était Lukyan Vasilyev, du clan
Vasilyev !
Bien que je ne l'eusse jamais rencontré
personnellement, je savais qui il était.
J'avais souvent entendu mon père en parler
et des photos de lui paraissaient parfois sur les magazines à potins ou dans la
rubrique des faits divers criminels.
Même si son père était toujours le chef du
clan, beaucoup affirmaient que le cerveau des actions les plus réussies était
Lukyan, son second fils.
Lukyan Vasilyev, Russe élevé en Amérique,
était désormais connu sous le nom de Luke Vasilyev. Son nom, comme son accent
russe, avait été remplacé par une version plus américaine, contrairement à son
frère jumeau Aleksej, qui était resté attaché à la Sainte Mère Russie et avait
quitté le clan de son père pour voler de ses propres ailes.
Trente‑cinq ans, un mètre quatre‑vingt‑dix,
un corps d’athlète, des cheveux et des yeux noirs.
Ce qui m'avait toujours surpris était que
son nom signifiait lumière alors que son apparence était totalement dépourvue
de lumière : il aurait dû s'appeler Ténèbres.
Luke avait beau être l’homme classique de
belle apparence, suffisamment riche pour s'offrir une Ferrari et des costumes
de haute coupe, presque toujours noirs, qui mettaient en valeur son physique,
il suffisait de se perdre dans son regard pour se rendre compte qu'il n'était
pas un homme ordinaire. Son attitude contrôlée et précise n'exprimait pas le
calme mais la maîtrise absolue de soi.
Le feu noir de ses yeux consumait l'oxygène
autour de lui, laissant ses interlocuteurs le souffle court et, surtout, sans
aucune chance de sortir indemne de cette rencontre.
Il était un de ces individus dont émane une
aura de danger qui vous colle à la peau même après un certain temps. C’était
comme si son regard, après s’être posé sur vous, vous marquait au fer rouge
pour vous rappeler toujours sa présence ; et de quelle façon il lui était
possible d’entrer dans votre vie et la chambouler pour toujours.
Si j'avais été une personne ordinaire,
j'aurais tourné les talons et fait demi‑tour ou traversé la rue avant que son
regard ne se pose sur moi ; mais des années de coups et de menaces de la
part de mon père m'avaient suffisamment endurcie pour que je puisse affronter
un tel danger et survivre.
Sans me faire remarquer, je le vis ouvrir
la portière du côté passager : le siège était occupé par un beau mannequin
que j'avais vu lors d'un défilé de mode à New York deux années auparavant.
Luke lui tendit le bras et tous deux se
dirigèrent dans ma direction. Vers l'hôtel situé derrière moi.
Je vis sa main pointer en direction la
Ferrari et appuyer sur le bouton de la télécommande pour fermer le véhicule.
Puis il glissa l'objet dans la poche de son
manteau, du côté libre.
Ces derniers mois j'avais également étudié
et pratiqué le vol à la tire. Sheyla, mon mentor, m'avait appris toutes les
ficelles du métier. C'était aussi grâce à elle que j'étais en train de
m'échapper ce jour‑là.
La partenaire de Luke se tenait à son bras
droit, alors je me déplaçai vers le côté opposé du trottoir.
J'étais tendue et j'avais une peur bleue.
Voler les clés de voiture d'un des chefs du clan Vasilyev n'était pas ce que
j'avais prévu mais je n'avais pas le choix. L'heure avançait et j'étais
toujours à proximité de l'hôtel. Mon père me retrouverait en très peu de temps.
Mon cœur battait si fort que ma cage
thoracique me faisait mal.
Je respirai l'air glacé. Il faisait
vraiment froid et, pendant un instant, je pensai à l’habitacle chauffé de la
Ferrari. Oui, il fallait que j’emprunte cette voiture à tout prix !
J’accélérai le pas.
Alors que je n’étais qu’à un mètre de lui,
je retins ma respiration.
J'ouvris ma pochette en faisant semblant de
chercher quelque chose.
Au dernier moment, je me dirigeai vers la
gauche, entrant en collision avec Luke.
Je glissai rapidement ma main dans sa poche
et m’emparai de la télécommande, tandis que mon corps s'affaissait un instant
contre l'homme qui s'empressa de me soutenir en m'entourant la taille.
Ce contact me fit tourner la tête. J'avais
l'impression de me retrouver au centre d'un tourbillon.
Je glissai la clé dans ma pochette que je
refermai d'un coup sec. Puis, aussi rapidement, je tressaillis.
“Excusez-moi, j'ai dû trébucher... Je suis
désolée”, mentis‑je effrontément tout en feignant d'être inquiète et confuse
pour ce qui venait de se passer.
“Vraiment ?” Son ton moqueur me
réveilla. De toute évidence il ne me croyait pas.
Je le regardai et je compris que j’avais
commis une grave erreur.
Ses yeux noirs étaient capables de vous
aspirer l'âme.
Je reculai d’un pas, décidée à m'éloigner
de lui au plus vite, quand je réalisai qu’il avait toujours sa main sur moi.
Je la repoussai avec irritation.
“Je me suis excusée, je n'ai pas à me
justifier.”
“Non, mais faire semblant de me tomber
dessus, si.”
“Faire semblant ?!”, répétai‑je,
partant d’un éclat de rire tonitruant et bien construit. “Monsieur Vasilyev, je
n'ai pas de temps à perdre. Passez une bonne soirée.”
“Une bonne soirée à vous aussi Mademoiselle
Rivera.”
Je n'aurais pas dû être surprise qu'il me
connaisse mais je ne pus dissimuler la terreur que je ressentis. L'idée qu'il
entre dans l'hôtel et aille voir mon père pour lui conter l’incident me
refroidit.
Ma peur devait être évidente car l'attitude
de Luke changea du tout au tout et se fit soudain sérieuse.
J'étais sur le point de le supplier de ne
rien dire à mon père quand sa compagne intervint.
“Luke, il est tard. On y va ?”
Il était tard. Oui, trop tard et je ne
pouvais plus perdre de temps.
Je fis un bref signe de tête et partis,
m’éloignant de ce regard qui me transperçait le dos. Je dépassai la Ferrari.
Après quelques minutes je ralentis et me
retournai. Luke et le mannequin entraient dans le bâtiment et les journalistes
les photographiaient.
Je profitai de cette animation pour faire
demi‑tour.
À la hauteur de la voiture, je l’ouvris
avec la télécommande.
Au bruit qu'elle émit, les cheveux se
dressèrent sur ma tête.
Je regardai autour de moi.
Personne ne regardait dans ma direction.
J'ouvris la portière et montai à bord.
Avec angoisse j'appuyai sur le démarreur.
Je manquai de m’évanouir au rugissement du
moteur qui s’ensuivit.
J’aurais mieux fait d’emprunter une voiture
électrique : j'aurais ainsi pu fuir bien plus silencieusement.
Je regardai en direction de l'hôtel. Luke
était déjà à l'intérieur.
Je comptai jusqu'à cinq, puis je partis.
Les mains tremblantes, je me faufilai
jusqu’à la sortie du parking.
Il était évident que si j'abîmais cette
voiture, la colère de Luke serait décuplée, alors je conduisis prudemment.
Ce n'est qu’en quittant le boulevard
Washington que je me détendis.
Cette Ferrari était prodigieusement rapide.
Personne ne pourrait plus m'arrêter.
Je saisis la destination de l'aéroport de Detroit‑Metropolitan
Wayne County sur le navigateur.
Une demi‑heure après mon départ je réalisai
que ma disparition avait déjà été rendue publique.
Les recherches allaient bientôt commencer.
Heureusement que je n'avais plus de
téléphone portable sur moi : je ne serai pas facile à géolocaliser.
De plus j'étais dans une voiture volée et
mon père savait que je ne pourrais pas m'enfuir bien loin sans argent. Il
suffisait d'attendre que j'utilise ma carte de crédit pour savoir où je me
trouvais.
Bien sûr, il y avait aussi une inconnue à
propos de Luke Vasilyev, bien que mon intention ne fût pas de lui dérober sa
voiture. Je l’avais seulement empruntée et je m'assurerais qu'il la récupère au
plus vite.
J'appuyai davantage sur l'accélérateur.
Mon cœur battait à tout rompre. Je dépassai
camions, voitures et autres véhicules, espérant arriver aussi rapidement
possible à l'aéroport.
Je priai l’amour de ma vie : “Je t'en
supplie, Matthew, aide‑moi.” Cela faisait près d’un an qu'il était mort et je
sentais que son souvenir s'estompait ; mais j'avais commencé à m’adresser
mentalement à lui à chaque fois que je ressentais de la peur ou que l'idée
d’abandonner m'envahissait.